Ghana : Le ravissement des innocents (Ghana Must Go) par Taiye Selasi

Lorsque je profitai d’un samedi libre entre deux semaines de travail au Ghana pour explorer Elmina et Cape Coast, sur la côte à l’ouest d’Accra, je fus surpris par le nombre et l’ampleur des enterrements aperçus au bord de la route ou dans les villes. Le samedi est jour de funérailles au Ghana et notre chauffeur nous affirma que c’était l’occupation principale des Ghanéens ce jour de la semaine. Plusieurs fois au bord de la route, nous fumes ralentis par des processions funéraires, hommes et femmes tout de noir vêtus, parfois pleurant, parfois chantant, parfois dansant. Dans la cour du château de Cape Coast – un haut lieu de la mémoire de la traite des esclaves- des groupes entiers de femmes habillées de pagnes noirs et blancs suivaient une visite guidée avant de se rendre à un enterrement.

Quelques jours plus tard, intrigué par cette importance accordée aux rites funéraires, je me levai de bonne heure et pris un taxi depuis mon hôtel en bordure de Labadie Beach à Accra jusqu’au faubourg de Teshie quelques kilomètres plus à l’est le long de l’océan. J’avais lu qu’on pouvait y voir un atelier fabriquant des cercueils personnalisés ou de fantaisie. Il était à peine sept heures du matin, mais les menuisiers étaient déjà au travail. Je fus stupéfait de découvrir tous ces cercueils faits sur commande et illustrant la vie – leur profession, leur passion ou leur tempérament- des disparus. Je vis dans la devanture de l’atelier qui donnait sur la route ou dans l’arrière-boutique, pêle-mêle, achevés ou en cours de fabrication, un piano, un avion de Ghana Airways, plusieurs voitures, des poissons, des fèves de cacao, une bouteille de bière, un projecteur de film avec sa bobine, un léopard, un rabot, un marteau, une clef anglaise… Chacune de ces sculptures en bois, peintes en couleurs vives, s’ouvrait par au-dessus sur un caisson matelassé de velours qui allait accueillir la dépouille du défunt. Pendant que je prenais quelques photos qui accompagnent cet article, j’essayais d’imaginer le métier ou la personnalité de chacune de ceux et celles qui seraient bientôt mises en terre dans ces œuvres d’art vouées par définition à être éphémères.

Le roman de Taiye Selasi « Le ravissement des innocents (Ghana Must Go) » se construit autour d’un enterrement ghanéen.  La première femme et les quatre enfants de Kweku Sai visitent même un atelier de cercueils de fantaisie avant d’opter pour une crémation et laisser l’océan emporter l’urne contenant les cendres de leur mari et père. Kweku avait grandi dans ce petit village de pêcheurs au bord de la côte. Elève brillant, il avait réussi à immigrer aux USA pour y étudier et devenir un chirurgien de renom dans un des hôpitaux les plus prestigieux de Boston. Il y rencontra et épousera Fola, une nigérienne, et, parfaite incarnation du rêve américain, ils y élèvent quatre enfants, Olu, les jumeaux Taiwo et Kehinde et Sadie. Suite à une accusation infondée d’erreur médicale, il décide sans crier gare de quitter les Etats-Unis et abandonne sa famille. Il retourne vivre au Ghana, y épouse en secondes noces une infirmière, et un beau matin, victime d’une crise cardiaque qu’il aurait sans doute pu enrayer, il meurt affalé dans l’herbe encore humide de son jardin donnant sur la mer.

Taiye Selasi a donné une conférence TED très partagée où elle suggère de ne plus demander aux gens de quel pays ils sont, mais plutôt dans quelles villes, ou même dans quels quartiers, ils sont des locaux. Elle a aussi contribué à rendre populaire le concept d’Afropolitains, ces Africains qui ont beaucoup bougé dans leurs vies et sont à l’aise sur plusieurs continents. Son livre décrit chacun des membres de cette famille afropolitaine au moment où il apprend le décès de Kweku. Depuis que le père s’en était retourné au Ghana, chacun avait tenté tant bien que mal de grandir et de trouver sa voie. Olu, en fils modèle, a suivi les pas paternels en devenant un chirurgien prometteur aux Etats-Unis. Il a épousé Ling, un autre médecin, fille d’immigrants chinois. Après quelques mois traumatisants au Nigeria où leur mère les avait envoyés poursuivre leurs études secondaires en les confiant à la garde de son demi-frère, les jumeaux qui avaient toujours été fusionnels ont du mal à se parler. Taiwo est une étudiante brillante, mais, à la faculté de droit de New York, elle tombe amoureuse du doyen. Leur relation fait scandale et elle quitte l’école. Kehinde est devenu un artiste coté, mais ses bras portent toujours les marques du jour où il avait cherché à s’ouvrir les veines. Sadie, la benjamine, reste longtemps le « baby » couvée par Fola, sa maman, avant qu’elles ne rompent sèchement au moment de rentrer à l’université de Yale, rupture qui entraînera Fola à elle aussi s’installer au Ghana, sans pour autant renouer avec son ex-mari.

Les quatre enfants et Ling se retrouvent dans le même vol au départ de New-York et sont accueillis par Fola à l’aéroport d’Accra. Tout en préparant l’enterrement, ils vont se reparler, partager leurs secrets et leurs déceptions, quitter leurs peurs. J’ai beaucoup aimé ce roman, bien qu’il m’ait fallu un peu de temps pour « rentrer dans l’histoire ». Même si c’est un roman qui parle de l’immigration et du sentiment d’être à cheval sur deux cultures, je l’ai aussi apprécié au-delà de cette perspective : c’est avant tout l’histoire d’une famille, de ses espoirs et de ses attachements, de ses fractures et de ses trajectoires dont les membres se retrouvent un matin pour des funérailles – très sobres selon les standards ghanéens – au bord de l’océan.

NB : J’ai eu du mal à comprendre la version française du titre. Le titre original en anglais, « Ghana Must Go » fait référence à l’éjection des immigrants Ghanéens du Nigeria en 1983. Ce nom est resté aux grands sacs informes en plastique décorés de carreaux dans lesquels les expulsés emportèrent ce qu’ils pouvaient et l’on voit encore parfois sur les carrousels à bagage dans certains aéroports.  Un de ces sacs fait son apparition dans les dernières pages du roman.

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