Un voyage historique à Berlin

Nous sommes arrivés à Berlin le samedi 11 novembre 1989. Le Mur était tombé le soir du jeudi 9. Vous voudrez bien noter que je suis plus précis dans mes souvenirs que Nicolas Sarkozy.

J’avais 20 ans et avec mon frère et un groupe d’amis, nous avions quitté Bruxelles sur un coup de tête au milieu de la nuit, pour vivre ce moment qui marquait la fin de la guerre froide et de la division de l’Europe et nous joindre à la liesse populaire. Nous avions embarqué des pioches dans le coffre de nos voitures et les avons brandies pour frapper le Mur. Nous les avons prêtées autour de nous, elles ont circulé avant de disparaître. Je garde encore quelque part dans le grenier de mes parents des fragments de ce Mur, recouverts de graffitis, que nous voulions faire voler en éclats. Nous sommes passés d’Ouest en Est et sommes revenus par une des failles ouvertes dans le Mur, accueillis avec du Sekt et des gâteaux comme si nous étions des Ossis venus découvrir l’autre côté. Après avoir essayé sans trop de succès d’expliquer que nous n’étions que des visiteurs, nous nous sommes prêtés au jeu. Nous avons même failli être interviewés par une équipe de télévision française, avant de les détromper en leur répondant en français.

Depuis, je suis retourné plusieurs fois dans cette ville que j’apprécie beaucoup. Mais c’est bien sûr ce premier voyage qui m’a le plus marqué. Il était grisant de se mêler le temps d’un week-end au vent de l’histoire qui soufflait sur Berlin et l’Europe. Depuis un siècle, l’histoire a eu de nombreux rendez-vous à Berlin et tous ne furent pas aussi heureux que celui de 1989. Je vous propose cinq livres pour faire un voyage historique dans la capitale allemande.

Le roman « Die Geschwister Oppermann (La fratrie Opperman) » que j’ai lu en anglais sous le titre « The Oppermans » et qui ne semble pas disponible en français raconte la vie de trois frères de la grande bourgeoisie juive berlinoise, héritiers d’une célèbre fabrique de meuble. Gustav Opperman, l’aîné est un érudit dilettante, son frère Martin dirige l’entreprise familiale et le cadet Edgar est un médecin spécialiste renommé. La première partie du livre, intitulée « hier », se situe en novembre 1932 et les trois frères tiennent encore le haut du pavé dans leurs cercles respectifs. La deuxième partie (« aujourd’hui ») détaille comment, dès le début de 1933, la montée conjointe du nazisme et de l’antisémitisme petit à petit les atteint et finit par chambouler leurs vies : la fabrique est grugée par un concurrent qui autrefois ne leur arrivait pas à la cheville, Berthold, le fils de Martin, est exclu de son club de football, persécuté par un de ses professeurs à l’école et finit par se suicider tandis qu’Edgar est attaqué par la calomnie, accusé de tuer ses patients. La dernière partie (« demain ») se concentre sur l’exil de Gustav en Suisse et puis en France. C’est un roman qui décrit admirablement comment le totalitarisme et la persécution s’insinuent presque sans crier gare, insidieusement, au point que les victimes elles-mêmes n’en reconnaissent les signes et les risques que trop tard. Ce qui est impressionnant, c’est que ce livre n’a pas été écrit avec le bénéfice de la perspective historique. Il a été publié en 1933 par Lion Feuchtwanger un écrivain juif berlinois qui lui-même sera contraint à l’exil cette année-là et dont les livres seront brûlés lors des autodafés nazis.  

« Une femme à Berlin (Eine Frau in Berlin) » nous amène à l’autre bout, amer, de la tragédie nazie. C’est le journal tenu par une jeune femme entre le 20 avril et le 22 juin 1945, alors que le régime hitlérien s’écroule et que la ville est assiégée et puis conquise et occupée par l’Armée Rouge. L’auteur a voulu rester anonyme, même si son identité a finalement été dévoilée. Elle raconte les privations, la lutte pour trouver de quoi survivre, les viols par les soldats soviétiques, l’utilité de se trouver « un protecteur » parmi les plus hauts gradés chez l’occupant. Son récit est précis et fait preuve d’une distance étonnante, parfois même teintée d’ironie, avec les événements violents auxquels elle est directement confrontée. Comme si la tenue de ce journal lui permettait de se créer un refuge. Le livre a d’abord été publié dans une traduction anglaise en 1954 et puis pour la première fois en allemand en 1959. A l’époque il fut très mal reçu en Allemagne, les émotions et les tabous étant encore trop vifs. Depuis, il est reconnu comme un témoignage crucial sur cette époque dramatique et sur l’expérience des femmes dans les tourmentes de la guerre. Le récit a été adapté au cinéma, mais je n’ai pas encore vu le film.

Peter Schneider a écrit « Le Sauteur de Mur (The Mauerspringer) » en 1982, quand le Mur de Berlin, érigé en 1961 était toujours debout. A travers une succession de petits tableaux, c’est le portrait d’une ville divisée qu’il brosse. Le narrateur est un écrivain de l’Ouest qui s’aventure à l’Est, d’abord un peu par hasard, et puis plus souvent parce qu’il s’intéresse à la vie de l’autre côté du Mur. Il se lie d’amitié avec des Berlinois de l’Est, Robert et Lena qui sont passés à l’Ouest et Pommerer qui est resté à l’Est. Il raconte aussi l’histoire de ces adolescents de l’Est qui passent à l’Ouest pour voir des westerns dans les cinémas du Kurfürstendamm avant de repasser le mur dans l’autre sens. Il décrit enfin combien les divisions de la ville vont au-delà de la barrière physique imposée par le Mur : « Il nous prendra plus de temps de détruire ce Mur dans nos têtes qu’aucune entreprise de démolition n’en aurait besoin pour ce Mur visible. ».

« Berlin sous la Baltique (Surrogate City) » est le premier roman de l’écrivain irlandais Hugo Hamilton qui a longtemps vécu à Berlin. Il a été publié en 1990, juste après la chute de Mur, mais cette histoire où les relations humaines semblent distantes et temporaires se passe pendant les années 70. Helen, une irlandaise a rencontré, un allemand, Dieter à Dublin. Elle ne connaît rien de lui, si ce n’est qu’il l’a laissée enceinte. Elle débarque à Berlin pour le retrouver et l’informer qu’il va être père. Elle a du mal à localiser Dieter qui semble insaisissable et Helen est recueillie par Hadja, la femme et imprésario de Wolf, un musicien populaire. Le narrateur, un autre Irlandais, est l’ingénieur du son de Wolf. Il fait la connaissance d’Helen et l’aide à chercher Dieter. Mais celui-ci reste introuvable. L’ingénieur du son tombe amoureux d’Helen et s’offre pour jouer un rôle de père de substitution. Jusqu’à ce que Dieter réapparaisse et emmène Helen en Irlande.

Le dernier roman de ce périple berlinois « Gehen, Ging, Gegangen » (les temps primitifs du verbe aller en allemand) que j’ai lu en anglais (« Go, Went, Gone ») est l’œuvre de Jenny Erpenbeck, une écrivain née à Berlin-Est. Il couvre la période contemporaine puisque son sujet est la crise des réfugiés en Allemagne, mais en même temps il permet de revenir en arrière sur l’histoire de Berlin. Richard est un universitaire retraité qui tombe par hasard sur les tentes qui abritent, sur la célèbre Alexanderplatz, des réfugiés d’Afrique et d’Asie menacés d’expulsion. Il s’intéresse à leur cas, d’abord comme un académique aborde un nouveau sujet d’étude : avec distance et détachement. Quand les réfugiés sont transférés dans un ancien hospice à Spandau, Richard les suit, se lie d’amitié avec certains, essaie de les aider, parfois avec maladresse, et en invite chez lui à la maison. Cela donne des séquences cocasses entre deux générations et deux mondes parfois mal équipés pour se comprendre. Mais le roman va au-delà d’une description très fine d’un choc des cultures. Richard n’était qu’un enfant à la fin de la guerre, mais il a connu les routes de l’exil de la Silésie vers Berlin durant l’avancée des troupes soviétiques, et lors de cet exode il a failli être perdu par sa maman. Son père a combattu dans la Wehrmacht. Toute sa carrière académique, il l’a accomplie dans une université de Berlin-Est, en quelque sorte confiné derrière le Mur. Au bout du compte, ce roman, écrit avec beaucoup de doigté, est autant un livre sur le destin des réfugiés, qu’une réflexion sur la vie de Richard, et à travers lui l’histoire de Berlin.

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