La Baie de Chesapeake : “Chesapeake” par James A. Michener

Mon professeur d’histoire de l’économie américaine nous parlait des colons « in the Chesapeake Bay ». Je venais d’arriver d’Europe, j’étudiais à Chicago et je n’avais pas la moindre idée du lieu dont il parlait. Il m’a fallu aller voir dans un atlas ou un dictionnaire.

Depuis, m’étant installé il y a plus de vingt ans dans la région de Washington, je connais bien mieux la Baie de Chesapeake, ce gigantesque estuaire qui semble rentrer dans les terres au sud de la Virginie et remonte entre cet état et le Maryland jusqu’au-delà du port de Baltimore. Avec près de 320 kilomètres de long, c’est le plus grand estuaire des Etats-Unis. J’y ai fait du kayak et j’y ai découvert, initié par des amis, les plaisirs de la voile. Je me souviens de bordées vers le phare de Thomas Point au large d’Annapolis ainsi que des anses calmes, presque cachées, où nous posions l’ancre pour le déjeuner entre les frondaisons des arbres. Grâce à des amis qui nous y invitent souvent, nous passons aussi de nombreux week-ends dans une ferme ancienne, pleine de charme, au bout de la rivière Patuxent. Depuis le porche, nous profitons, un verre à la main, de leur hospitalité et des somptueux couchers de soleil qu’offre cette région peu connue à l’étranger.

Dans la maison de nos amis se trouve une copie du roman « Chesapeake » de l’écrivain américain James A. Michener. Une vraie brique de près de huit cents pages qui m’avait intriguée. Mais il a fallu que je passe il y a quelques mois par Doylestown, une coquette ville de Pennsylvanie pour que je me décide à le lire. Michener est né dans cette ville et c’est par hasard que nous visitions le très joli petit musée d’art qui porte son nom. Une salle y est consacrée à sa vie et à son travail d’écrivain.

La méthode « Michener » est d’illustrer une région et son histoire à l’aide d’une série de longues saga familiales qui s’entrecroisent au fil des siècles. Ses romans reposent sur une recherche détaillée. Pour écrire « Chesapeake », l’écrivain s’est installé à St. Michaels, un petit port sur l’ « Eastern Shore » du Maryland, la rive orientale de la Baie.

Le roman commence en 1583 quand Pentaquod, un Indien iroquois descend la rivière Susquehanna pour s’installer sur les bords du Choptank, une petite rivière bordée de marécages sur l’Eastern Shore. Mitchener y construit un univers autours de la petite ville fictive de Patamoke. Les colons arrivent d’Europe et malgré quelques contacts initiaux respectueux, les tribus indiennes disparaissent vite de la scène. Les Européens amènent avec eux leurs querelles religieuses. Les Steed sont des catholiques anglais qui trouvent refuge au Maryland, cette colonie concédée par la couronne anglaise aux catholiques. Ils y deviennent vite, grâce au commerce et à la culture du tabac, de riches propriétaires terriens. Ils y côtoient les Paxmore, une famille de quakers qui a fui les persécutions des puritains au Massachussetts et se spécialise dans la construction navale. La famille Turlock vit dans les marais. Ils chassent les oies et ramassent les huîtres. Ce sont les « White Trash » proches de la pauvreté mais qui se débrouillent toujours pour contourner les écueils.

Ces destins familiaux se mêlent à l’histoire. Les Steed oscillent entre fidélité à l’Angleterre et les mouvements pour l’indépendance américaine avant de se ranger du côté de la liberté et combattre aux côtés de Georges Washington. Mais ils recrutent des esclaves noirs pour cultiver le tabac qui les enrichit et s’accrochent à l’esclavage lorsque s’annonce la guerre de Sécession. Les Turlock sont d’excellents marins. L’un deux, devenu corsaire, force le blocus anglais qui fermait la Chesapeake, mais un autre est capitaine d’un bateau négrier qui fait la traite. Apparait bientôt la famille Cater, des Noirs dont l’ancêtre a été razzié en Angola. Ils connaîtront l’esclavage dans les champs de tabac, avant d’être promus au service domestique des Steed, d’être émancipés et enfin d’être mêlés à la lutte pour les droits civiques. Les Paxmore, dans leur rigidité quaker – la famille adoptive de Michener était quaker – forment le pôle moral de cette communauté. Pacifistes, ils ne s’engagent pas dans les guerres, mais ils sont un des relais au Maryland de l’ « Underground Railroad », le réseau clandestin qui permettait aux esclaves du Sud de s’échapper vers le Nord. Pourtant, le dernier des Paxmore travaille à la Maison Blanche alors qu’éclate le scandale du Watergate. Il couvre Nixon et ses acolytes et doit servir sa peine dans un pénitencier fédéral.

Cette large fresque historique et familiale se clôt en 1978. Elle m’a permis de mieux connaître et apprécier cette région proche de la capitale des Etats-Unis et qui semble pourtant parfois si loin, comme tournée vers ses rivières, ses bateaux et ses marais. Un univers où l’on s’endort bercé par les flots et où les oies vous réveillent le matin. On marche sur le ponton pour y soulever des cages à huîtres sous le regard attentif d’un couple de balbusards. Plus tard, on se régale des huîtres fraiches, ouvertes au couteau, ou en saison, des crabes dont on fracasse la carapace d’un coup de maillet. Le soleil se couche, la journée fut bonne.

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