Alep, Syrie : « La Mort est une corvée » et « No One Prayed Over Their Graves » par Khaled Khalifa

Cela fait plus de dix ans que la Syrie s’est enfoncée dans la guerre civile et elle n’en est pas encore sortie. Même si depuis 2020 les combats ont diminué, le pays reste divisé et le régime de fer de Bashar el-Assad contrôle toujours la plus grande partie du pays. La présence de l’Etat islamique s’est heureusement réduite.

Depuis d’autres conflits dominent l’actualité, mais chaque fois qu’apparaissent des images de guerre ou de destruction en Syrie, ça me fait mal. Je me souviens des quelques semaines que j’y avais passé en 1993 lors d’un voyage que j’ai déjà brièvement décrit dans un précédent article. C’était le début du printemps : je me rappelle avoir marché le long des colonnes antiques d’Apamée alors que les coquelicots couvraient la campagne de leur rouge éclatant. Nous rencontrions des gens hospitaliers et intéressants, même si l’on percevait bien la tension dans une population tenue par la force. Je garde aussi le souvenir de nos promenades dans les chemins qui traversent les jardins à Hama, suivant le bruit des norias qui, sans cesse, plongent et puis sortent des eaux de l’Oronte.

Apamée
Les Norias – Hama

Nous avions aussi passé quelques jours à Alep, explorant son bazar, grimpant au sommet de la citadelle qui surplombe la ville ancienne. Nous sommes partis, dans les environs, visiter les superbes ruines du Monastère de Saint-Siméon-le-Stylite.

Alep et sa citadelle

Je viens de terminer la lecture de deux romans de l’écrivain syrien Khaled Khalifa. Même s’ils ont bien sûr plusieurs points communs, d’autant que je les ai écoutés, lus en anglais par le même narrateur, les deux romans sont très différents. Le premier « La Mort est une corvée » se passe pendant la guerre civile. Abdel Latif, un leader des forces d’opposition, meurt dans hôpital de Damas. Il fait promettre à son fils, Bolbol, de l’enterrer dans son village natal d’Anabiya, près d’Alep. Le fils embarque le corps de son père dans un minivan et convainc sa sœur Fatima et son frère Hussein de l’accompagner dans ce périple.

Le voyage se fait lentement, au gré des multiples check-points instaurés par les différentes factions, gouvernementales et puis islamistes, qui contrôlent successivement les territoires sur le parcours. Le récit de Khaled Kalifa mêle désespoir et humour, alors que la fratrie se déchire et puis se réconcilie, que les souvenirs amoureux reviennent en mémoire et que le corps paternel se décompose lors de ce voyage funèbre qui n’en finit pas.

Autant on peut lire « La Mort est une corvée » comme une allégorie de l’interminable guerre civile syrienne, autant « No One Prayed Over Their Graves (Personne n’a prié sur leurs tombes) » apparaît d’abord comme une célébration de la Syrie d’autrefois. Le livre, qui n’est pas encore traduit en français, commence à la fin du XIXème siècle, alors qu’Alep est encore sous domination ottomane. Hanna, un chrétien et Zakaria, un musulman, sont amis depuis l’enfance quand les parents du second ont accueilli le premier dont la famille a été massacrée. Tous les deux viennent de milieux aisés : ils passent leurs jeunesses dans les plaisirs, voyagent jusqu’á Venise et font construireà Alep, par un ami juif architecte, une « citadelle » pour y accueillir les plus belles courtisanes.  

Cette vie de débauche et d’insouciance, que leurs mariages respectifs n’interrompent pas, s’arrête brutalement lorsqu’une inondation ravage leur village en dehors d’Alep, semant mort et désolation dans leurs familles. Ce roman fleuve nous emmène alors au fil de l’histoire de la Syrie, de la chute de l’Empire Ottoman à la naissance de la République syrienne, en passant par l’arrivée des survivants du génocide arménien et l’occupation française. Marqués par la tragédie, Hanna et Zakaria maintiennent leur amitié, envers et contre tout, alors qu’autour d’eux un monde s’écroule.

Alep

La bourgade dans les environs d’Alep dans lequel Hanna et Zakaria retournent après la tragédie s’appelle aussi Anabiya. Le même nom, fictif, que celui du village où Bolbol a promis d’enterrer son père. Khaled Khalifa est lui aussi né près d’Alep. Malgré la censure, la torture (arrêté lors d’une manifestation en 2012, il ressort de prison avec la main brisée) et la guerre, il n’a jamais quitté la Syrie. Il est mort d’une crise cardiaque à Damas en septembre 2023.

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