A première vue, difficile d’imaginer deux femmes plus différentes que Jane Austen et Mary Shelley. Jane Austen, née il y a 250 ans, en 1775, ne s’est jamais mariée. Elle a bien accepté une demande en mariage en 1802, mais, la nuit portant conseil, l’a déclinée le lendemain matin. Ses romans tels que « Raison et Sentiments (Sense and Sensibility) » et « Orgueil et Préjugés (Pride and Prejudice) » sont des chefs d’œuvre de psychologie et d’humour distancié qui évoquent les charmes tranquilles de la campagne et de la bonne société du sud de l’Angleterre.
La vie de Mary Shelley, née Godwin, semble être une suite de tragédies et de scandales. En 1814, à 17 ans, elle s’éprend du philosophe et poète Percy Shelley qui est déjà marié. Les amants s’enfuient en France, et Mary met au monde une fille prématurée qui ne vivra que quelques jours. Elle épouse Percy après le suicide de Harriet, sa première femme. Lors d’un séjour dans la villa de Lord Byron au bord du lac Léman, elle écrit, une nuit d’orage, les premières lignes de « Frankenstein ou le Prométhée moderne (Frankenstein, or the Modern Prometheus) », un des romans précurseurs de la science-fiction, créant un personnage devenu mythique.

La très belle ville de Bath en Angleterre permet au lecteur et au promeneur de faire se croiser les mondes de Jane et Mary. A côté de l’élégant Queen Square, au 40 de la Gay Street, le « Jane Austen Centre » retrace la carrière de l’écrivain, ses multiples séjours à Bath et offre au visiteur la possibilité de boire une tasse de thé dans un cadre très « Regency ». Au 37 de la même rue, le hasard, ou sans doute les exigences du marketing touristique, ont installé la « Mary Shelley’s House of Frankenstein ». En plus des salles qui retracent la vie de Mary Shelley et la genèse de son célèbre roman et de ses nombreuses adaptations dans la culture populaire, la maison propose des salles d’horreur et autres « escape rooms ».

Le Jane Austen Center suggère une excellente promenade à travers la ville thermale, combinant les chefs d’œuvres d’architecture classique anglaise, tels que le Circus et le Royal Crescent ou la Great Pulteney Street qui prolonge le pont du même nom, avec les différentes maisons où Jane Austen a habité, reflétant les fortunes diverses de sa famille, dont les ressources s’amenuisèrent après le décès de son père. La plupart de ses livres se déroulent dans le monde de la gentry anglaise, entre prieurés, manoirs et cottages, blottis dans les collines ondoyantes de la campagne du Hampshire, du Devon ou du Sussex. Mais ses romans sont émaillés de références à la vie mondaine de Bath où toute l’Angleterre venait prendre les eaux et où sa famille fit de nombreux séjours.


« L’Abbaye de Northanger », le premier roman écrit par Jane Austen en 1798 et 1799, mais qui ne sera publié qu’en 1817, après sa mort, se moque des futilités de la vie mondaine de Bath. C’est aussi une parodie des romans « gothiques » en vogue à l’époque, dans lesquels l’horreur, le mystère et le romantisme se mêlent pour émoustiller l’esprit des jeunes femmes. Catherine Morland, une ingénue de 17 ans débarque de son presbytère campagnard pour se lancer dans les bals et les réceptions de la saison à Bath. Elle fait la connaissance de la famille Tilney, Henry, son frère aîné Frederick et leur sœur Eleanor. Bientôt, le père, le général Tilney, invite Catherine dans la vieille demeure familiale, Northanger Abbey. Les murs anciens de cette maison attisent son imagination, surtout quand elle apprend que la femme du général y est morte dans des circonstances mystérieuses neuf ans plutôt.

« Frankenstein » de Mary Shelley s’inscrit aussi, du moins au départ, dans la veine des romans gothiques. Victor Frankenstein est un étudiant en philosophie naturelle qui veut percer le secret de la création. Il assemble une créature à qui il parvient donner vie. Mais cet être à la force surhumaine est d’aspect repoussant. Au lendemain de cette création, Frankenstein tombe malade, épuisé. Après plusieurs mois de convalescence, il apprend qu’un monstre sème l’effroi et la terreur entre Genève et Chamonix. Abandonné par son créateur, le monstre, sensible et intelligent, a dû apprendre à vivre seul. Il a voulu rentrer en contact avec les humains, mais ceux-ci, effrayés, l’ont rejeté. Errant dans montagnes, il ne redescend plus dans les vallées que pour assouvir sa vengeance. Frankenstein réalise l’horreur dont il est responsable, ayant perdu tout contrôle sur sa créature et décide de la poursuivre pour l’éliminer. Mais le monstre est le plus fort et s’amuse à attirer son créateur dans les régions polaires où ce dernier s’égare. Au-delà du folklore grouillant d’horreurs qui est né dans le sillage du roman et de ses nombreuses adaptations au théâtre et au cinéma, l’œuvre de Mary Shelley est une réflexion profonde sur les dangers de la science moderne qui perdrait le contrôle de ses découvertes et, aussi, sur les carences de l’espèce humaine, qui effrayée par la différence et une apparence horrible n’a pas su accueillir un être qui ne demandait qu’à être aimé.

C’est à leur retour de Genève que Mary et Percy Shelley s’installent à Bath. Mary y travaille sur le manuscrit de « Frankenstein » dans une maison où se trouve maintenant l’extension de la « Pump Room » alimentant les bains. Le livre est publié anonymement en 1818, mais comme Percy a signé la préface, les lecteurs imaginent que c’est le mari qui est l’auteur du roman. Après la mort de Percy qui ne revient pas d’une sortie en voilier dans le golfe du Livourne en 1822, Mary s’emploiera à pousser en avant les œuvres littéraires de son mari, tandis que son rôle comme auteur de « Frankenstein » n’apparaitra que petit-à petit, au fil des révisions et nouvelles préfaces qu’elle rédige.

De même, Jane Austen, quand elle publie « Raison et Sentiments » en 1811, le signe « By a Lady ». Ce n’est que plus tard qu’elle pourra mettre son nom sur la couverture de ses romans, et certains de ceux-ci, comme « L’Abbaye de Northanger » ne seront pas imprimés avant son décès.
Malgré leurs différences de style, dans la vie et dans leurs œuvres, et au-delà de leurs séjours à Bath quand la ville était un important centre culturel et mondain, les deux femmes ont ceci en commun. Dans une société rigide, elles ont suivi leur cœur malgré les conventions : Jane Austen en refusant un mariage dans lequel elle ne croyait pas, Mary Shelley en bravant l’opprobre social pour suivre Percy contre vents et marées. Et surtout, au début du 19ème siècle, elles ont su affronter les préjudices d’un monde littéraire dominé par les hommes pour publier leurs œuvres qui font d’elles, aujourd’hui, deux géantes de la littérature mondiale.
