Côte d’Ivoire : Aya de Yopougon par Marguerite Abouet et Clément Oubrerie

L’autoroute qui relie Abidjan à Yamoussoukro est bien entretenue et rapide. En un peu plus de deux heures, on arrive à la colline où se profile l’hôtel Président et de laquelle on découvre le dôme impressionnant de la Basilique Notre-Dame de la Paix, un des plus grands édifices religieux de la Chrétienté, une construction voulue par Félix Houphouët-Boigny, le premier président de la Côte d’Ivoire, de l’Indépendance en 1960 à sa mort en 1993. Inaugurée par le pape Jean-Paul II en 1990, elle ressemble, par son dôme, son parvis avec péristyle et son baldaquin, à Saint-Pierre de Rome. On dit qu’Houphouët-Boigny la voulait plus grande que son modèle romain, mais que lors des négociations avec le Vatican, un accord fut trouvé pour que la superficie reste inférieure, mais que la coupole soit plus élevée.

Je suis donc monté – par un ascenseur logé dans une des colonnes – sous le dôme le plus haut du monde chrétien -158m- et suis sorti sur le balcon pour admirer la perspective et la ville en contre-bas de l’édifice. Au pied de ce dôme, je balançais entre deux sentiments. Choquant qu’une telle dépense somptuaire ait été faite dans un pays encore très marqué par la pauvreté, et dans une petite ville qui n’a été élevée au rang de capitale administrative que parce qu’elle est le lieu de naissance du Père de l’Indépendance ? Sûrement, même si la version officielle veut que la dépense ait été entièrement couverte par la « cassette personnelle » du premier Président et qu’il ait ensuite fait don du domaine, y compris un nouvel hôpital, à une fondation gérée par le Vatican. Mais si on adopte une perspective historique, force est de constater que nombreuses sont les cathédrales et églises d’Europe, admirées aujourd’hui comme des chefs-d’œuvre de l’art gothique et des témoignages de la spiritualité médiévale, qui, à leur époque, ont pu être bâties suite à une lubie du prince et alors que la population avoisinante vivait dans une abjecte pauvreté.

Je fus tout de même attristé d’apprendre que ce gigantesque édifice ne fut rempli par les pèlerins que trois fois depuis son inauguration. En cela, la Basilique reflète bien le reste de la ville de Yamoussoukro. Petite bourgade locale, elle est devenue en quelques années une capitale née des rêves de grandeur d’Houphouët : de larges avenues, sans beaucoup de trafic ou même d’habitations en bordure, relient la Basilique, la Maison des Députés, la Fondation Félix Houphouët-Boigny pour la recherche de la Paix, l’hôtel Président et Palais Présidentiel. Le lac aux crocodiles devant le Palais Présidentiel est l’autre attraction de la ville. Il a été immortalisé dans « Les Crocodiles de Yamoussoukro » un long récit de l’écrivain britannique V.S. Naipaul, initialement publié par The New Yorker et repris dans le recueil « Sacrifices ». Le Prix Nobel de littérature né à Trinidad et Tobago a aussi fait le voyage d’Abidjan à Yamoussoukro, mais en 1984, avant la construction de la Basilique. C’est l’époque où la réussite économique ivoirienne des années 60 et 70 s’effrite et Naipaul ne manque pas de stigmatiser la folie des grandeurs d’Houphouët. Il décrit aussi le rituel du repas des gigantesques crocodiles qui peuplent le lac et qui ont été affublés de surnoms tels que « chef de cabinet » ou « commandant ». Pendant 30 ans, un gardien armé d’un seul bâton, leur jetait des poulets vivants pour le plus grand plaisir des spectateurs massés derrière les grilles. En 2012, le vieux gardien a trébuché et un crocodile l’a happé par son boubou et emporté dans l’eau.

Les crocodiles de Yamoussoukro ont joué un rôle totémique dans la représentation du pouvoir d’Houphouët-Boigny. Ce rôle est aussi souligné par l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma dans son roman « En attendant le vote des bêtes sauvages », un roman étonnant qui retrace avec ironie et à travers six veillées où l’on chante sa geste et ses exploits, le parcours du président-dictateur d’un pays imaginaire d’Afrique de l’Ouest. Houphouët-Boigny avec sa capitale surgie de nulle part, sa grandiose basilique et son expérience matoise y est représenté par l’homme au totem caïman, président de la République des Ebènes.

Le trajet d’Abidjan à Yamoussoukro est aussi évoqué dans « Aya de Yopougon« , la série de bande dessinée écrite par Marguerite Abouet et illustrée par Clément Oubrerie. C’est la route qu’emprunte le père d’Aya quand il est nommé représentant des brasseries Solibra à Yamoussoukro, où il installera en cachette sa deuxième famille formée avec sa secrétaire Jeanne. Yopougon, parfois aussi appelé Yop City, est un grand quartier populaire d’Abidjan, connu pour ses maquis – des restaurants en plein-air où l’on danse en fin de soirée – et son sens de la fête. On y déguste de délicieux poissons braisés.

Aya est une jeune fille de 19 ans. Elle est très belle et attire les regards, mais elle est sérieuse et posée et rêve d’entreprendre des études de médecine. Tout le contraire de ses deux amies, Adjoua et Bintou. Adjoua se retrouve vite enceinte de Mamadou, un beau garçon, mais un bon à rien. Ses copines l’aident à s’occuper du bébé pendant qu’elle travaille à réaliser son rêve d’ouvrir un maquis. Bintou est une vraie « ambianceuse » et n’hésite pas à monter dans les chambres du fabuleux Hôtel Ivoire qui surplombe la lagune d’Abidjan pour y retrouver Grégoire, récemment revenu de France, qui y brûle la chandelle par les deux bouts. Remise et instruite de ses nombreuses déceptions amoureuses, elle ouvrira un business de « conseils en gars » appelé « Dr. Love ».

J’ai adoré cette BD qui recrée avec finesse et humour l’ambiance des quartiers d’Abidjan vers la fin des années 70. Je me suis régalé des savoureuses expressions ivoiriennes -expliquées dans un lexique en fin de volume. Les deux premiers tomes de la série ont été portés à l’écran dans un très bon dessin animé. La BD ou le film offrent l’opportunité de découvrir la vie d’un quartier africain loin des clichés habituels, tout en abordant de front mais avec subtilité des questions telles que les mariages forcés, la prolifération des églises « nouvelles » qui ne sont que des pompes-à-fric, le harassement sexuel des femmes à l’université ou la stigmatisation de l’homosexualité.

 

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