Gand : Guerre et térébenthine par Stefan Hertmans

Une de mes premières visites à Gand avait un objectif précis : j’avais demandé à ma mère de m’emmener voir la cathédrale Saint-Bavon pour découvrir le polyptique de l’Agneau Mystique peint par les frères van Eyck. J’avais 14 ou 15 ans et j’avais choisi ce chef d’œuvre de l’art primitif flamand comme sujet d’une présentation orale à l’école. Le retable était encore exposé dans une des chapelles de la cathédrale et pas encore dans l’ancien baptistère à la sécurité renforcée pour le protéger du vol. Je garde un merveilleux souvenir de cette visite. C’était sans doute une des premières fois que j’étais aussi attentif et curieux à l’histoire et aux détails d’une œuvre d’art.

« Guerre et térébenthine (Oorlog en terpentijn) » de Stefan Hertmans m’a rappelé avec délices cette association entre la peinture et Gand, cette superbe ville flamande au confluent de la Lys et de l’Escaut. Le livre, que je n’ai malheureusement pas lu dans le néerlandais original, a été directement inspiré par des carnets laissés par son grand-père à l’auteur. Il a attendu trente ans pour les ouvrir, mais le résultat est un splendide triptyque : une jeunesse pauvre avant 1914 dans un monde aujourd’hui disparu, la guerre et l’inanité de ses actes d’héroïsme, et enfin les longues années qui ont suivi, vécues dans la demi-teinte d’un amour inabouti.

L’arrière-grand-père de l’auteur, et le père du personnage central, était un peintre de fresques pour les bâtiments religieux qui parsemaient la ville. C’était un artisan appliqué et passionné qui mourut jeune, sans doute trop exposé au plomb présent dans ses couleurs. Nous sommes au début du XXème siècle, dans un environnement modeste, pieux et consciencieux. Le fils, Urbain Martien, aime accompagner son père dans les cloîtres et les réfectoires des couvents pour le voir peindre sur les échafaudages. Mais les bons pères ne paient pas grassement leurs artistes et Urbain doit quitter l’école trop tôt pour travailler. Il manque de perdre un pied dans une fonderie, fait quelques autres boulots, notamment chez un tailleur installé sur le Kouter, à côté de l’Hôtel Falligan, un très beau bâtiment rococo qui accueillait et accueille toujours la Société Royale Littéraire de Gand.

J’ai été invité à quelques soirées dans ce club où se retrouve la « bonne société » francophone de Gand et qui est connu dans le livre, et dans la ville en général, comme le « Club des Nobles ».  Un rappel discret qu’en Flandres, les vicissitudes de l’histoire d’une Belgique passant rapidement de l’Empire napoléonien au Royaume des Pays-Bas avant de se proclamer – en français d’abord – indépendante en 1830, ont mené à cette situation étrange qui reste au cœur du problème linguistique belge : pendant de trop longues années, les classes dominantes parlaient français tandis que le peuple s’exprimait en flamand.

Après ces différents emplois, Urbain s’inscrit à l’école militaire. Cette formation lui permettra d’emblée de prendre l’ascendant sur les autres conscrits lorsqu’éclate la première guerre mondiale et que l’Allemagne envahit la Belgique malgré sa neutralité. L’armée belge est mal préparée, et en dépit de quelques actions héroïques, elle doit rapidement se replier derrière l’Yser, pour de longues années de guerre de tranchées. Urbain Martien se conduit en héros : il se porte souvent volontaire avec son groupe. Blessé et décoré plusieurs fois, il est renvoyé au front après chaque convalescence dans les hôpitaux anglais. Peu à peu cependant, la boue, le froid, les conditions insalubres, les missions vaines, les morts inutiles et la morgue – exprimée en français- de certains officiers saperont l’enthousiasme de ce soldat modèle.

De retour des tranchées, il retrouve Gand, sa famille et sa mère. Il tombe aussi amoureux de la belle Maria-Emelia. Les familles se rapprochent, mais la grippe espagnole emporte la fiancée avant le mariage. Finalement, il épousera la sœur ainée, Gabrielle, dans une union de convention qui ne lui apportera pas le bonheur. Les souvenirs et les traumatismes de la guerre et cet amour avorté feront du grand-père de Stefan Hertmans un personnage taciturne qui se réfugie dans la peinture et se spécialise dans la copie des grands maîtres : L’Homme au Casque d’Or de Rembrandt ou la Vénus à son Miroir de Vélasquez. C’est bien des années plus tard que le petit-fils se rendra compte que le visage dans le miroir n’est pas une exacte copie du tableau de Vélasquez, mais bien une image de la femme qu’il a aimée et qui est disparue trop tôt.

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