Lisbonne : Autour de Fernando Pessoa

Lisbonne est une ville maritime perchée sur plusieurs collines. On arrête pas de monter et de descendre, comme le vieux tram jaune qui est devenu un des emblèmes de la capitale portugaise et qu’on ne peut remplacer car des trams modernes ne seraient pas adaptés au parcours. J’ai fait un trajet dans ce tram, à sept heures du matin, avant qu’il ne soit envahi par les touristes. Mais je me souviens surtout, montant pour arriver à temps pour un coucher de soleil depuis le Miradouro da Graça ou de Sao Pedro de Alcantara, des trottoirs faits de petits carrés de pierre blanches. Pleins de charme à la montée, mais périlleux à la descente, surtout s’ils étaient rendus glissants après une récente averse.

Monter, descendre, s’aventurer un peu à l’aveugle dans un quartier qui se réveille, tomber sur un point de vue inattendu, s’arrêter sur un banc pour observer la lumière du matin se répandre sur la ville. Je viens de faire deux courts séjours à Lisbonne, l’un fin août et l’autre en décembre et j’ai profité de chaque temps libre pour découvrir à pied, au départ de mon hôtel dans le quartier de Baixa, une ville que je n’avais fait qu’effleurer lors de ma première visite il y a plus de vingt ans. Je pensais avoir déjà écrit un bon aperçu de quelques livres sur la ville des bords du Tage, mais mes promenades du matin et du soir m’ont convaincu de creuser davantage.

Sans préméditation, mes pas m’ont emmené en face de la maison de Fernando Pessoa, devenue un musée, ainsi que le long de la maison qui abrite la fondation José Saramago. Je connaissais le nom de Pessoa comme celui d’une des grandes figures de la littérature portugaise. Mais il avait la réputation d’être un poète et un auteur difficile et je n’avais donc pas osé m’y attaquer lors de mon précédent article sur Lisbonne. Cette fois-ci, le hasard de mes promenades ne me laissait plus le choix.

Casa Pessoa

Et pourtant, je décidai encore une fois d’approcher Pessoa par la bande. J’avais déjà lu deux romans de Saramago et j’avais bien aimé son style. Je commençai donc par « L’Année de la Mort de Ricardo Reis » le roman que le prix Nobel portugais a consacré à Pessoa. Ricardo Reis est un des nombreux hétéronymes de Pessoa. En effet, le poète dont le nom en portugais signifie « personne » écrivit sous de nombreux noms, en plus du sien : Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Alvaro de Campos, Bernardo Soares… Ce sont-là plus que des noms de plumes ou pseudonymes. Chacun de ces noms représente un personnage avec son histoire et son caractère imaginaires et son style propre.

Le roman de Saramago raconte l’histoire du docteur Ricardo Reis, émigré au Brésil et qui revient à Lisbonne en 1936 après avoir appris la mort de Pessoa. Il s’installe à l’hôtel Bragança, se promène dans la ville, s’arrête sur les bancs pour lire le journal. A l’hôtel, il entend les échos de la guerre d’Espagne et observe la montée en puissance du régime de Salazar. Il tombe amoureux de Marcenda, une jeune femme de Coimbra qui vient régulièrement à Lisbonne se faire soigner. Mais c’est la femme de chambre Lidia qui le rejoint de temps à autre dans sa chambre. Ces quelques péripéties amoureuses mises à part, il mène une vie sans relief. Sauf qu’il lui arrive, sans crier gare, de rencontrer le fantôme de Pessoa et de discourir avec lui de la marche du monde. Reis se décide à quitter l’hôtel et à reprendre une pratique médicale, mais il attire aussi, sans trop de raison apparente, les suspicions de la police politique du régime. Le livre de Saramago est très bien écrit. Je l’ai écouté en livre-audio, en partie pendant mes montées et mes descentes à Lisbonne et ce fut une excellente introduction aux quartiers du centre-ville et au monde de Pessoa.

 

« Requiem » d’Antonio Tabucchi me servit de deuxième approche de l’œuvre de Pessoa. Tabucchi est un écrivain italien qui dirigeait le centre culturel italien à Lisbonne et choisit de rédiger ce livre en portugais. Le héros lisait « Le Livre de l’Intranquillité » de Pessoa (ou plutôt de son hétéronyme Bernardo Soares) à la campagne. Sans comprendre ni pourquoi, ni comment, comme dans une hallucination, il se retrouve lors d’une chaude journée d’été à Lisbonne, à déambuler dans les rues, en attente d’un rendez-vous en soirée. Il va de quartier en quartier, et accumule les rencontres inattendues. Difficile de saisir le fil conducteur de ce roman, mais encore une fois l’ambiance des rues et des allées de Lisbonne, et l’atmosphère des textes de Pessoa, qui adorait flâner dans le cœur historique de la ville, sont parfaitement évoquées.

Après toutes ces approches patientes, quand je suis retourné à Lisbonne en décembre et que je suis tombé nez à nez avec le monument à Fernando Pessoa dans le cloître du monastère des Jeronimos à Belem (l’église elle contient les tombeaux de Vasco de Gama et de Luis de Camões, le père de la littérature portugaise), et que j’ai trouvé « Le Livre de l’Intranquillité » dans la boutique du monument, je ne pouvais plus reculer. J’ai acheté une copie et je l’ai lu.

« Certains ont un grand rêve dans la vie qu’ils échouent à réaliser. D’autres n’ont aucun rêve du tout, et même en cela, ils échouent [78/422] ».

« A travers ces impressions délibérément disconnectées, je suis le narrateur indifférent de mon autobiographie sans événements, de mon histoire sans une vie. Ce sont mes confessions et s’il n’y a rien dedans, c’est que je n’ai rien à dire [25/12] ».

Ces deux extraits du « Livre de l’Intranquillité (Livro do Desassossego) » résument bien l’esprit de ce livre étonnant, ouvrage posthume publié pour la première fois en 1982, 47 ans après la mort de Pessoa.  C’est l’œuvre d’un écrivain persuadé qu’il ne sera jamais publié (de son vivant il ne publia que très discrètement dans quelques revues), un comptable sans ambition, un célibataire casanier qui ne sortait quasi jamais des rues du centre de Lisbonne, et qui pourtant est maintenant fêté comme un des auteurs européens les plus modernes.

2 réflexions sur “Lisbonne : Autour de Fernando Pessoa”

  1. Cher Damien,
    Depuis Lomé, Togo, je lis avec plaisir ton blog et les impressions de ton voyage au Portugal. Je n’ai connu que Pessoa en tant que poète mais je suis désormais plus curieuse de le découvrir en tant que romancier!

    • Merci beaucoup Nono. J’espère que tout se passe bien pour toi à Lomé.