Moscou : La Maison Eternelle par Yuri Slezkine, Le Maître et Marguerite par Mikhaïl Boulgakov et Limonov par Emmanuel Carrère

Cet été, j’ai fait une courte escale d’un peu moins de 24 heures à Moscou. J’avais choisi de loger à l’hôtel Metropol, un bâtiment Art Nouveau qui est le seul hôtel de la ville datant d’avant la Révolution de 1917. Après la Révolution, il fut brièvement nationalisé sous le nom de « Seconde Maison des Soviets ». Il a repris ses fonctions hôtelières dans les années 30 et présente l’avantage d’être situé à deux pas du Kremlin.

Après avoir laissé passer un fort orage, je quittai l’hôtel au coucher de soleil pour découvrir la Place Rouge, traverser la Moskova et marcher le long de la rivière jusqu’au Parc Gorky avant de rentrer en métro. Je profitai des courtes nuits d’été pour reprendre ma promenade dès l’aube. Tout au long de mes déambulations, je fredonnais l’air des « Nuits de Moscou » dont je venais de découvrir la superbe interprétation d’Anna Netrebko et Dmitri Hvorostovsky réalisée lors d’un concert sur la Place Rouge.

Voilà donc un peu plus de cent ans que la Révolution d’Octobre secouait la Russie et le monde. Cet événement reste mal connu et mal compris, déformé par les prismes des propagandes qui s’affrontèrent des deux côtés des échiquiers politiques du XXème siècle et de la Guerre Froide. J’ai choisi de lire trois livres pour mieux comprendre l’histoire de la Russie, et de Moscou en particulier, pendant ce siècle.

Le premier de ces ouvrages est l’imposant mais passionnant « La Maison Eternelle (The House of Government) » de Yuri Slezkine, un universitaire californien né en Union Soviétique. Son sujet est l’immense bâtiment qu’on a appelé « la Maison du Gouvernement » ou « la Maison du Quai » et qui fut construite sur l’île de la Moskova pour abriter les membres de la nouvelle nomenklatura et leurs familles. En effet, avec la Révolution, la capitale fut déplacée de Saint-Pétersbourg à Moscou et l’espace manquait pour rassembler les cadres dans un logement proche du Kremlin. Pendant l’édification de ce mastodonte d’architecture constructiviste, l’élite soviétique vivait dans plusieurs hôtels nationalisés comme le Metropol.

Le livre de Slezkine est à mi-chemin entre le roman et le livre d’histoire. Certains commentateurs l’ont qualifié de « Guerre et Paix » de l’Union Soviétique. A la différence de l’épopée de Tolstoï cependant, on ne suit pas les soubresauts de l’histoire à travers quelques personnages, mais bien en s’immergeant dans les vies, privées et publiques, d’une multitude d’habitants de l’immeuble dont Slezkine a rassemblé la correspondance, les témoignages ou les publications et dont il inclut de larges extraits. Comme dans de nombreux romans russes, le lecteur a un peu de mal avec la succession des patronymes mais cela a très peu d’importance car le propos de l’auteur est de brosser, à travers de multiples portraits, le destin de deux générations. On découvre la première génération, ceux qui ont forgé la Révolution de leurs mains ou de leur esprit, qui ont connu la prison ou l’exil sous le régime du Tsar, période durant laquelle est née une profonde camaraderie. On se marie d’ailleurs souvent entre camarades. En quelques mois, les leaders bolcheviques prennent le pouvoir et distribuent les leviers politiques, économiques et culturels parmi les fidèles de la première heure.

Alors qu’il apparaît peu à peu que la complète réalisation du rêve communiste ne pourra pas s’obtenir immédiatement, les enfants naissent et grandissent et certains doutes apparaissent. Tous les mariages entre camarades ne tiennent pas, mais peu importe, car le mariage n’est-il pas une institution bourgeoise et « philistine ». La famine fait rage dans les campagnes, mais la nouvelle élite n’hésite pas à réclamer l’accès aux datchas d’état, aux cures en Crimée et à leurs quotas de caviar.

Les purges staliniennes de la fin des années 30 secoueront tout ce beau monde, comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Plus d’un tiers de la population de l’immeuble sera touchée par les purges, les accusateurs et les bourreaux d’aujourd’hui prenant vite place sur les bancs des accusés le lendemain. Les coups frappés sur la porte des appartements la nuit ne peuvent signifier qu’une chose : exécutions pour la plupart des hommes, exil pour de nombreuses épouses, placement dans la famille proche ou en institution d’état pour les enfants. Une seconde génération qui n’avait peut-être plus la fièvre révolutionnaire de ses aînés, ayant grandi dans un cocon confortable et pétri de littérature classique, mais qui aura bientôt l’occasion de montrer sa valeur et sa bravoure lors de la Grande Guerre Patriotique qui éclatera en 1941 avec l’Allemagne nazie.

« Le Maître et Marguerite », le chef d’œuvre de l’écrivain russe Mikhaïl Boulgakov se déroule à la même époque que celle de l’âge d’or de la Maison du Gouvernement. Si le contraste de style entre les livres de Sletzkine et de Boulgakov, entre la patiente reconstruction historique et la critique flamboyante et satirique est frappant, une partie du sujet, la déliquescence d’une élite anciennement révolutionnaire, est semblable.

Le roman de Boulgakov a été rédigé en plusieurs étapes de 1927 à 1939. A cause de la censure, il ne paraîtra en Union Soviétique qu’en 1966 et de nombreuses scènes seront expurgées, mais publiées clandestinement sous la forme de « samizdat (auto-édition)». C’est un livre fascinant, à la fois burlesque et profond, mêlant trois récits qui finissent par se rejoindre. Satan, qui prend les traits du magicien Woland, descend sur Moscou et jette le trouble dans le monde des écrivains officiels de l’Union Soviétique, une nomenklatura de profiteurs, rongée par de mesquines querelles de chapelles et clochers.

Le Maître est un auteur aigri, dont le roman sur la rencontre entre Ponce Pilate et Jésus a été rejeté par la clique des littérateurs en cour. Il se retire du monde, quitte Marguerite, sa bien-aimée, et se fait interner dans un hôpital psychiatrique. Le récit de la fascination que Ponce Pilate se met à éprouver pour celui qu’il va cependant condamner se déroule à Jérusalem et constitue le deuxième axe du roman de Boulgakov. Le personnage de Marguerite devient central dans le troisième récit : elle accepte un pacte avec Satan qui lui donne des pouvoirs surnaturels qui lui permettront survoler Moscou et la Russie et de se venger des persécuteurs de son mari en échange de la promesse de jouer le rôle de maîtresse de maison lors d’un bal qu’il convoque à Moscou le soir du Vendredi Saint.

Dans un article précédent, j’ai couvert la période la seconde guerre mondiale en Union Soviétique avec le livre “La guerre n’a pas un visage de femme » de Svetlana Alexievitch, qui comme Sletzkine recrée une période, sa vie quotidienne, ses émotions et ses conséquences, en rassemblant et mettant en scène une multitude de témoignages individuels.

Avec « Limonov », du romancier français Emmanuel Carrère, c’est avec une approche complètement différente que l’on aborde la deuxième partie de l’histoire soviétique. Cette superbe biographie romancée qui a obtenu le Prix Renaudot en 2011 raconte la vie d’Edouard Limonov, né en 1943. En suivant ce personnage non-conformiste, écrivain et poète, dissident et aventurier, Carrère nous fait découvrir les vicissitudes et parfois les contradictions de la vie en Russie avant et après la chute du communisme. Limonov, dont le père est un agent sans gloire du NKVD qui garde des convois de prisonniers qu’on embarque vers les goulags, vit une enfance triste et une adolescence rebelle dans une banlieue grise de Kharkov. Il monte à Moscou où il rentre dans un univers d’artistes et d’écrivains dissidents à l’époque du « stalinisme mou » sous Brejnev. Il parvient à émigrer à New-York, se retrouve presque à la rue avant d’être embauché comme majordome d’un milliardaire. Il y écrit quelques livres autobiographiques volontiers provocateurs (« Le Poète russe préfère les grands nègres », « Journal d’un raté ») qui sont remarqués en France. En 1980, il déménage à Paris, devient un temps la coqueluche d’une certaine intelligentsia et y rencontre pour la première fois le jeune Emmanuel Carrère.

Emmanuel Carrère (gauche) et Edouard Limonov

Après la chute du Mur de Berlin, il retourne en Russie et renoue avec sa famille à Kharkov. Il se retrouve dans les guerres de l’ex-Yougoslavie, du côté des nationalistes serbes. On le voit aux côtés de Radovan Karadzic alors que Sarajevo est pilonnée. L’ancien dissident coqueluche des médias est devenu un paria dans le monde occidental. En parallèle il s’investit dans la politique russe. Il est un des fondateurs du parti « national-bolchevique » (Limonov n’a jamais reculé devant la provocation), est plusieurs fois arrêté et emprisonné et devient un des opposants au régime de Vladimir Poutine les plus en vue.

Un parcours complexe, surprenant, fascinant, parfois choquant, un peu à l’image de la Russie post-communiste que de nombreux occidentaux ont souvent du mal à saisir.

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