Djibouti: Passage des Larmes par Abdourahman Waberi

Vingt ans après. Ou presque. Et à première vue, peu de choses avaient changé. Le soleil, la poussière et les odeurs oppressent le promeneur qui ose s’aventurer en début d’après-midi autour de la mosquée blanche et bleue de la Place Rimbaud. Les vendeuses aux boubous colorés sont assises près de leurs étals de fruits et de khat. Un taxi vert et blanc parcourt – on se demande par quel miracle-  le Boulevard de la République tout vide. Tiens, le cinéma en plein-air de l’Odéon, lui, a fermé. Les jeunes filles descendent des minibus bondés avec une retenue pleine d’élégance. Les arcades du centre-ville autour de la Place Ménélik sont assoupies avant la frénésie de la nuit. La voie de chemin de fer le long de la plage de la Siesta, maintenant désaffectée, est toujours le terrain de jeu des enfants de la rue.

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Même la case dans laquelle j’avais habité deux ans à l’ombre de la cathédrale n’avait pas bougé d’un iota. Elle avait gardé ses portes et volets turquoise et ses tâches d’humidité qui attaquaient par en bas le mur blanc. Il me semble que j’aurai pu prendre la même photo en arrivant il y a vingt ans.

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« Passage des Larmes », le très beau roman du Djiboutien Abdourahman Waberi, dont je lus les premières pages assis en face de mon ancien bureau m’offrait un parallèle saisissant. Djibril, qui est né et a grandi à Djibouti a fait sa vie au Canada et aux Etats-Unis. Sa femme est canadienne. Après une longue absence, il revient au pays de son enfance pour une mission de renseignement. Les investissements se sont multipliés autour du port. Les marines du monde entier ont réalisé le potentiel stratégique de ce petit pays qui garde le Bab-el-Mandeb, « La Porte des Larmes », le détroit qui contrôle le sud de la Mer Rouge, en face du Yémen. Outre les pirates somaliens, c’est la lutte contre les nébuleuses djihadistes qui a fait de cette ville-état une plaque tournante pour les militaires, les drones et les services secrets. De ce point de vue-là, Djibouti a beaucoup changé.

9782709631075-G

De retour à Djibouti, Djibril quitte peu à peu les ornières de sa mission et retrouve les échos et les blessures de son enfance. Les histoires contées par son grand-père Assod. Son amitié avec David, un juif yéménite. Et surtout la rivalité fondatrice avec son frère jumeau Djamal qu’il ne reverra pas, mais qui est peut-être celui qui l’observe et le fait suivre depuis sa prison de haute-sécurité au fond du Goubet al-Kharab où il est enfermé comme membre des groupes islamistes. Un prisonnier qui en même temps découvre le parcours du philosophe allemand Walter Benjamin, son exil, sa fuite vers l’Espagne depuis la France occupée en 1940 et finalement son suicide dans l’impasse de Port-Bou.

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Ile du Diable – Goubet al Kharab

Comme Djibril revenait sur les lieux de son enfance, je retournais brièvement sur un des lieux bénis de ma jeunesse. Hier comme aujourd’hui, peu m’importaient la chaleur et la saleté. La plupart des gens que j’avais côtoyés n’était plus là. Certains étaient morts, d’autres avaient quitté le pays. Mais je retrouvais les mêmes tournures de phrases, les mêmes sourires, un peu défiants, un peu enjôleurs. Des bribes de somali me revenaient sur le bout de la langue. J’avais l’impression d’être un étranger qui trouve très vite ses repères.

Je me souvenais des promesses entrevues. Je mesurais le chemin parcouru, les choix posés et les passages franchis. Difficile de se retourner en arrière sans verser quelques larmes.

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