Turquie et Arménie : « Les Chemins d’Alep » par Mark Mustian et « La Bâtarde d’Istanbul » par Elif Shafak

A chaque fois que je passe par Istanbul, même pour une courte escale, j’en profite pour explorer cette ville envoûtante. Souvent aussi, c’est l’occasion de découvrir l’œuvre d’un écrivain : il y a quelques années, je tombais par hasard en me promenant dans Beyoglu sur le « Musée de l’Innocence » ouvert par Orhan Pamuk.  

Cette année, j’ai fait deux courtes escales de moins de 24h à Istanbul, entre deux avions, fin févier et début mars, juste avant que la crise du COVID ne paralyse les voyages internationaux. Après avoir posé ma valise dans l’hôtel où plus de vingt ans auparavant, ma femme et moi avions passé une nuit durant notre voyage de noces, j’ai revu avec beaucoup de plaisir, les grands classiques de Sultanahmet. Les touristes n’étaient déjà plus très nombreux, et en quelques heures, sous le soleil et prenant l’air frais venant du Bosphore, j’ai visité Sainte Sophie (qui était encore un musée), le palais de Topkapi, la Mosquée Bleue et le Grand Bazar. Et puis, au lever du jour, une promenade le long de la Corne d’Or et sur le pont de Galata envahi par les pêcheurs à la ligne avant une remontée vers la superbe mosquée Süleymaniye. Dans la librairie du nouvel aéroport, je fus attiré par les romans de l’auteure turque Elif Shafak, et en particulier « La Bâtarde d’Istanbul (The Bastard of Istanbul »), qui est un des livres qu’elle a directement écrit en anglais.

Palais de Topkapi

C’est un des rares ouvrages écrit par un écrivain turc qui aborde directement la question du génocide arménien. Le livre fit scandale en Turquie et valut à son auteur d’être accusée devant les tribunaux d’avoir « humilié l’identité turque ». C’est l’histoire de deux jeunes femmes, Asya Kazanci et Armanoush Tchakhmakhcian. La première vit à Istanbul dans une famille dominée par les femmes, tandis que la seconde a grandi aux Etats-Unis, entre l’Arizona où sa mère américaine s’est remariée avec Mustafa un immigrant turc, et la Californie ou réside son père d’origine arménienne. Armanoush voyage vers Istanbul sans le dire à ses parents, et débarque dans la famille de son beau-père Mustafa, où elle fait la connaissance d’Asya qui lui montre la ville sur le Bosphore. La trame du roman, parfois un peu tirée par les cheveux, nous conduit à découvrir les origines arméniennes cachées de l’arrière-grand-mère de la famille turque.

Chacun des chapitres du roman d’Elif Shafak porte comme titre le nom d’un ingrédient classique de la cuisine locale : abricots secs, pistaches, grains de grenade, etc. L’occasion pour le lecteur, comme pour Armanoush partageant les repas de la famille qui l’accueille à Istanbul, de se rendre compte à quel point les traditions culinaires arméniennes et turques sont proches. Une observation que je me suis aussi souvent faite lors de mes séjours et repas tant à Yerevan qu’à Istanbul.

L’effort d’Elif Shafak pour comprendre le point de vue arménien m’a fait penser au roman « The Gendarme » de l’auteur américain d’origine arménienne, Mark Mustian. Le livre, traduit en français, sous le titre « Les Chemins d’Alep » propose en quelque sorte l’itinéraire inverse, en entrant dans la tête d’un gendarme turc.

C’est l’histoire d’Emmett Conn, un ancien combattant de la première mondiale, blessé sur le front des Dardanelles. Ramassé sur le champ de bataille sans pouvoir être identifié, il a été évacué parmi les soldats anglais et, après avoir épousé une infirmière américaine, a fait sa vie aux Etats-Unis. Depuis sa blessure, il souffre de troubles de la mémoire.

Sainte-Sophie

Le roman nous le décrit nonagénaire, glissant vers la sénilité.  Mais alors qu’il est emmené à l’hôpital, il est assiégé par des visions, qui lui révèlent des bribes de sa jeunesse, avant la guerre. Il se revoit en uniforme de gendarme turc, accompagnant une cohorte de femmes et d’enfants affamés et sans forces sur les routes brûlantes du sud de la Turquie. Il ne peut détacher son regard des yeux bleus d’Araxie, une jeune arménienne qui le fascine. Il croit se souvenir qu’il faisait tout ce qui était possible pour lui rendre la marche forcée moins pénible. Mais pourquoi alors se surprend-t-il à lui demander pardon ?

Mosquée Bleue

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