Lima, Pérou : Conversation à La Catedral de Mario Vargas Llosa

Je me souviens bien de la première fois que j’avais entendu parler Mario Vargas Llosa. C’était l’émission littéraire « Apostrophes » animée par Bernard Pivot et je la regardais sans doute avec mes grands-parents dans leur salon à Liège en juin 1990. J’étais impressionné par cet homme élégant, qui s’exprimait dans un français très clair et qui venait discuter de littérature sur un plateau de télévision français cinq jours après sa défaite à l’élection présidentielle péruvienne contre Alberto Fujimori. Il avait été longtemps le favori des sondages, lui qui n’était pas un politicien professionnel, mais un intellectuel qui voulait servir son pays en proie à la violence déclenchée par la guérilla maoïste du Sentier Lumineux. Lors de l’émission, il reconnaissait avec clairvoyance et sans amertume ses erreurs d’appréciation dans la conduite de sa campagne. Nul ne peut dire où une présidence Vargas Llosa aurait mené le Pérou, mais l’on sait que, malgré des débuts prometteurs, les années Fujimori se sont terminées en débâcle.

J’étais il y a quelques semaines à Lima et discutait de politique péruvienne avec un chauffeur de taxi. Ce dernier affirma que Vargas Llosa avait bien fait d’avoir échoué à la présidentielle, car sans cela il n’aurait jamais reçu le Prix Nobel de Littérature. Et plus que de leurs anciens présidents, parmi lesquels beaucoup ont fait de la prison ou pour le moins été condamnés pour corruption, les Péruviens sont très fiers de leur Nobel. Je me souviens de l’émotion de ma professeure d’espagnol qui, comme lui, était née à Arequipa, quand le Prix de Vargas Llosa fut annoncé en 2010.

Pour mon récent voyage à Lima, je choisis de lire « Conversation à La Catedral », le roman que, dans son œuvre, l’écrivain préfère, mais dont il admet qu’il fut le plus difficile à écrire. Ce ne fut pas non plus une lecture d’abord facile, en tout cas au début. Un peu à l’image de Lima, la capitale péruvienne, dans laquelle se déroule l’essentiel de l’action.

Lima garde un très beau centre historique, autour de la Playa Mayor que borde la Cathédrale. Mais ce berceau ancien de la ville, avec ses riches couvents dominicains et franciscains, est entouré d’une couronne de quartiers qui ont perdu leur patine et semblent peu avenants. Ce n’est que loin du centre, le long de la corniche qui borde l’Océan Pacifique, dans les quartiers aisés de San Isidro et Miraflores, que l’on trouve les bars et les restaurants qui donnent envie de boire un pisco sour et de goûter à la somptueuse gastronomie péruvienne.   

Le roman de Vargas Llosa joue aussi de ce contraste des quartiers. Malgré son titre, le roman n’a rien à voir avec la Cathédrale de Lima.  « La Catedral » est le nom d’un bar minable, à côté de la fourrière pour chiens. Le jeune Santiago Zavala, surnommé Zavalita, qui vient d’aller récupérer son chien avant qu’il ne soit tué, y entame autour d’une bière, une conversation avec Ambrosio, l’ancien chauffeur de son père, qui ramasse maintenant les chiens errants dans les rues pour le compte de la municipalité.

Le père de Santiago, Don Fermin, est un entrepreneur qui a pignon sur rue à Miraflores et est bien introduit dans les milieux politiques et militaires du gouvernement de la dictature du président Odria dans les années 50.  Santiago se rebelle contre ce milieu étouffant et choisit d’étudier à l’Université San Marcos, que ses parents considèrent comme un nid de gauchistes. Il rejoint une cellule communiste clandestine et se fait arrêter. Mais les bonnes relations de son père le sortent vite de la prison. Dépité, il coupe les ponts avec sa famille, arrête ses études de droit et commence en bas de l’échelle comme journaliste,

Au fil des longues conversations entre Santiago, le fils de grand bourgeois qui a voulu comprendre la réalité sociale de son pays et Ambrosio, le chauffeur noir, né dans la pauvreté, mais qui a côtoyé les ministres, et a aussi prêté main forte aux coups bas du régime policier, le roman offre peu à peu une image captivante de la société péruvienne sous la dictature militaire.

Mais, ces souvenirs qu’ils échangent à « La Catedral » se font de plus en plus précis et soudain le sol se dérobe pour « Zavalita » : son père si digne, si respectable, est affublé du surnom de « Boule d’Or » par les filles d’un bar interlope. C’est comme ça qu’on appelle les homosexuels. Le patriarche de la famille mène-t-il une double vie ? Et quid de cette prostituée toxicomane, ancienne maîtresse de Cayo Bermúdez, le chef de la Sécurité déchu, que l’on a retrouvée morte dans le caniveau d’un quartier mal famé. Quel a été le rôle de son père ? Et de son chauffeur, Ambrosio?

La question qui ouvre « Conversation à La Catedral » est devenue célèbre : « A quel moment le Pérou avait-il été foutu ? (¿ En qué momento se había jodido el Perú ?) ». Le roman de Vargas Llosa ne répond pas à cette question de l’origine de la débâcle. Mais il dresse un tableau qui confirme sans équivoque ce constat amer. Cet écrivain qui est revenu d’une défaite politique pour toucher à la gloire littéraire, qui a maintenant plus de 85 ans, mais en qui on reconnaît sans mal les traits idéalistes du jeune Santiago, cet écrivain, pense-t-il encore que « le Pérou est foutu » ?

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